L’autonomie stratégique européenne est devenue un leitmotiv à Bruxelles et dans les capitales du continent. Qu’il s’agisse de défense, de technologie ou d’espace, l’Union européenne affirme vouloir maîtriser son destin et ne plus dépendre exclusivement de puissances extérieures. Pourtant, un domaine émergent reste largement ignoré dans cette quête d’autonomie: celui des phénomènes aérospatiaux non identifiés (PAN, ou UAP en anglais pour Unidentified Aerial Phenomena). Ce sujet, longtemps ridiculisé ou relégué à la marginalité, s’impose désormais comme un enjeu de sécurité et de souveraineté scientifique qu’aucune puissance sérieuse ne peut se permettre d’ignorer.
Les États-Unis ont publié en 2021 un rapport officiel reconnaissant l’existence de plusieurs dizaines de PAN et soulignant les risques réels pour la sécurité nationale et la sécurité aérienne que représentent ces phénomènes aérospatiaux inexpliqués (Preliminary Assessment: Unidentified Aeriam Phenomena, Office of the Director of National Intelligence, 25 juin 2021). Comme l’a résumé le sénateur américain Marco Rubio, aujourd’hui Secretaire d’État du Président Trump: «Il y a des trucs qui volent dans notre espace aérien et nous ne savons pas ce que c’est. Nous devons savoir qui se cache derrière, surtout s’il s’agit d’un adversaire qui a fait un saut technologique» (Politico, 23 juin 2021). Dans ce contexte, l’Europe ne peut rester les bras croisés. Si elle aspire à une véritable autonomie stratégique, l’UE doit investir le champ des PAN avec sérieux, transparence et volontarisme.
Des PAN: de quoi parle-t-on et pourquoi est-ce important?
«Plus nous en apprenons sur les PANs, moins nous les comprenons,» rappelait en 2021, feu le sénateur Harry Reid. Cet ancien chef de la majorité démocrate du Sénat a été à l’initiative avec deux autres sénateurs et anciens militaires d’un programme spécial de recherche classifié sur les UAP, abrégé AAWSAP, démarré en 2007 et financé à hauteur de 22 millions de dollars par des fonds secrets du Congrès des Etats-Unis. Ce programme, confondu avec le projet AATIP du Pentagone, a fait la une de la presse du monde entier depuis décembre 2017.
Que les PANs sont le résultat d'un bond technologique réalisé par des adversaires géopolitiques, des phénomènes naturels déformant les perceptions visuelles, des visiteurs d'une autre dimension ou une technologie d'un autre monde, les PAN englobent tout objet ou phénomène aérospatial observé dans le ciel (ou l’espace) qui ne peut être identifié immédiatement. Contrairement aux idées reçues, il ne s’agit pas là uniquement de récits fantaisistes: de nombreux astronautes, pilotes civils et militaires, contrôleurs aériens et capteurs radar ont documenté au fil des décennies des phénomènes qu’aucune explication conventionnelle ne parvient à clarifier. Certaines de ces observations ont même failli entraîner des collisions évitées de justesse, soulevant un véritable problème de sécurité aérienne. D'autres suscitent des interrogations géostratégiques: pourraient-elles être liées à des technologies étrangères inconnues, voire à des activités de surveillance illicites?
L'OTAN et l'UE ont été confrontées récemment à des incursions aériennes inattendues. Depuis 2014, plus d’une centaine de survols de sites et de centrales nucléaires en France par des drones non identifiés a mis en évidence la vulnérabilité de nos infrastructures critiques face à des objets aériens inconnus. Des auditions ont eu lieu au Sénat, mais n'ont pas permis de déterminer qui était à l'origine de ces drones et quelles étaient leurs intentions. Plus récemment, à la fin de l'année 2024, des «essaims de drones» ont été signalés au-dessus de bases militaires et de zones urbaines en Europe et en Amérique du Nord (The Guardian, 13 dec 2024). Ces incidents illustrent que la frontière entre PAN et menaces conventionnelles (telles que les drones hostiles) est floue: dans les deux cas, il s'agit d'objets aériens non identifiés immédiatement, potentiellement dangereux, et qui exigent une réponse coordonnée des autorités.
Ignorer les PAN aurait donc un coût. D'une part, cela laisse les pilotes et les opérateurs d'infrastructures critiques démunis face à des événements aériens déroutants. D'autre part, cela crée une faille dans notre système de sécurité globale: un «angle mort» que des acteurs malveillants pourraient exploiter. Laisser des phénomènes inexpliqués se multiplier sans cadre d’analyse, c’est s’exposer à de potentielles surprises stratégiques. A contrario, traiter sérieusement ce sujet offre également une opportunité d’avancées scientifiques et technologiques, en stimulant la recherche dans des domaines de pointe (capteurs, intelligence artificielle pour l’analyse d’images, astrophysique, etc.).
L'Europe en retard dans un domaine stratégique
Alors que nos alliés avancent, l’Union européenne accuse un retard certain sur la question des PAN. Aux États-Unis, au-delà du rapport précité, le Pentagone a créé en 2022 un bureau spécialisé (AARO pour All-domain Anomaly Resolution Office) chargé de collecter et analyser les signalements d’ovnis par les militaires et pilotes, et même la NASA a lancé en 2023 une étude indépendante sur les UAP. Le Canada, l’Australie ou encore le Japon, où un groupe de travail parlementaire transpartisan s’est créé en juin 2024, commencent également à structurer la collecte de données et la recherche sur ces phénomènes, en lien avec les États-Unis.
En Europe, seule la France dispose depuis des années d’un organisme officiel dédié (le GEIPAN du CNES, qui recueille les témoignages et mène des enquêtes scientifiques sur les PAN qui lui sont signalés). Ailleurs, ce sont principalement des organisations civiles bénévoles qui ont collecté les rapports d’observations, sans soutien institutionnel ni coordination internationale. Des initiatives récents montrent toutefois un frémissement: aux Pays-Bas, le Bureau d’enquêtes et d’analyses pour la sécurité (OVV) accepte désormais de recevoir des signalements de PAN de la part des pilotes, conscient que tout ce qui traverse l’espace aérien peut affecter la sécurité (UAP Coalition Netherlands). Et au Parlement européen, une première réunion historique sur les UAP s’est tenue en mars 2024, à l’initiative d’un eurodéputé visionnaire, afin de désensibiliser les institutions à ce sujet longtemps tabou.
Malgré ces signaux, aucune politique communautaire ou harmonisée n’existe à ce jour sur les PAN. L’Agence européenne de la sécurité aérienne (AESA/EASA) n’a pas de protocole spécifique pour le signalement d’événements aériens anormaux. Le futur Espace Européen de Données de Sécurité Aérienne n’intègre pas explicitement les PAN dans son champ. Et alors que la Commission européenne prépare une nouvelle législation sur les activités spatiales pour 2024, aucune mention n’est faite des UAP dans ce cadre (UAP Check). L’UE risque donc de rester en marge d’un mouvement géopolitique global pourtant crucial, et de dépendre des informations venues de Washington ou d’ailleurs, ce qui contredit son ambition d’autonomie stratégique.
Intégrer les PAN dans la stratégie européenne de sécurité spatiale
L’inaction n’est plus une option. Il est temps d’intégrer pleinement la problématique des PAN dans les politiques européennes de sécurité, de défense et d’espace, en cohérence avec les annonces récentes de l’UE en matière de législation spatiale (Discours du commissaire Kubilius à la Conférence européenne de l'espace, 28 janvier 2025) et de réarmement (Euractiv, 5 March 2025) de l’Europe. Bruxelles a affiché sa volonté de renforcer la résilience de ses actifs spatiaux et de combler les lacunes capacitaires face à de nouvelles menaces (EU Space Strategy for Security and Defence - European Commission). La première Stratégie spatiale pour la sécurité et la défense, présentée en 2023, souligne que l’espace est un domaine de compétition où l’Europe doit protéger ses intérêts et renforcer son autonomie (L’Union européenne se dote d’une stratégie spatiale pour la défense). Intégrer les PAN dans cette équation serait une suite logique: il s’agit de combler un angle mort dans la vision stratégique européenne. Comme l’a averti un expert, fermer les yeux sur les PAN reviendrait à «laisser un angle mort critique dans notre stratégie de défense» (News - UAP Coalition Netherlands).
Concrètement, plusieurs actions peuvent être entreprises sans délai au niveau de l'UE:
Mise en place d'un dispositif européen de recueil et d'analyse des données: Créer un centre européen (ou réseau) chargé de collecter les signalements de PAN provenant des aviations civiles et militaires des États membres, des services météo et spatiaux, et d'en assurer l'analyse scientifique. Un tel processus de partage d'information encouragera le signalement sans stigmatisation et permettra d'identifier plus finement les phénomènes, qu'ils soient d'origine humaine ou naturelle (UAP at EU level - a proposal for action 24 Oct).
Intégration des PAN dans les réglementations et programmes existants: Adapter la réglementation européenne de sécurité aérienne pour y inclure explicitement le signalement des PAN par les pilotes et le contrôle aérien (sur le modèle de certaines directives déjà en vigueur au Royaume-Uni ou aux États-Unis). De même, incorporer la surveillance des objets aériens non identifiés dans les missions du Centre européen de surveillance de l’espace (SSA/SST) afin de mieux protéger satellites et infrastructures critiques face à tout objet erratique ou intrus.
Financement de la recherche et de l'innovation: Débloquer, via le programme Horizon Europe ou le Fonds européen de défense, des fonds dédiés à l’étude pluridisciplinaire des PAN. Il s’agit de soutenir des projets associant par exemple astrophysiciens, ingénieurs aéronautiques, météorologues, psychologues (pour l’analyse des témoignages) et spécialistes de la défense. Mieux comprendre ces phénomènes contribuera à la fois à la sécurité (en distinguant menace réelle et anomalie inoffensive) et à l’avancée des connaissances scientifiques.
Coopération internationale accrue: Inscrire la question des PAN à l’agenda des dialogues transatlantiques et des coopérations spatiales internationales. Les États-Unis, en particulier, ont accumulé une expérience et des données précieuses sur le sujet; l’Union Européenne et ses membres gagneraient à échanger d’égal à égal avec eux, tout en apportant sa propre contribution issue de son territoire. L’Europe y gagnerait en autonomie stratégique et renforcerait sa capacité de leadership dans de nouveaux domaines géopolitiques. De même, encourager le partage d’informations entre alliés (OTAN, ONU) sur les phénomènes aériens inexpliqués renforcera la sécurité collective face à des risques par nature transfrontaliers.
Ces mesures reprennent en partie les recommandations formulées par des organisations de la société civile européenne mobilisées sur le sujet des UAP. Quinze associations d’une dizaine de pays de l’UE ont ainsi lancé, fin 2024, un appel historique pour que l’Union européenne prenne urgemment en main la question des PAN (News - UAP Coalition Netherlands). Dans cet appel, elles réclament précisément les mesures évoquées ci-dessus: la mise en place d’un processus européen de collecte et d’analyse des données, l’intégration des PAN dans les réglementations, le financement de la recherche et le renforcement de la coopération internationale (UAP at EU level - a proposal for action 24 Oct). Les institutions européennes se doivent d'entendre ce message venu de la base et de s'en inspirer.
L’heure d’agir et de renforcer la coopération européenne
Face aux bouleversement géopolitiques actuels, l’autonomie stratégique européenne ne se réalisera que si l’Union sait anticiper et prendre en charge tous les enjeux de sécurité, y compris ceux qui sortent des cadres traditionnels. Les phénomènes aériens non identifiés ne sont plus de la science-fiction, mais une réalité observée qui interroge notre capacité à comprendre et à protéger notre ciel. Face à ce constat, l’immobilisme serait la pire des réponses.
L’Union européenne dispose de tous les atouts pour devenir un leader mondial d’une approche responsable et scientifique des PAN: des industriels aérospatiaux de pointe, des chercheurs renommés, une expérience en coopération multinationale et des agences et des organisations telles que ESA, EASA, Eurocontrol, etc. qui pourraient être mobilisées. Il faut désormais une volonté politique claire pour coordonner ces ressources et combler le vide actuel.
Alors que l’UE annonce vouloir renforcer ses ambitions en matière de défense et d’espace, le moment est idéal pour lancer une initiative européenne sur les PAN. Doter l’Europe d’une stratégie et de moyens pour étudier et gérer ces phénomènes contribuera à la sécurité des citoyens, à l’indépendance de notre capacité d’appréciation des risques, et à l’avancée de la connaissance. Il y va de la souveraineté de l’Europe, de sa sécurité et de sa crédibilité scientifique. Plus d’excuses: l’heure est à l’action.
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Image du haut par Pasquale Russo (CISU)